7.2.14

Zoom sur les élections présidentielles afghanes

Alors que tous les regards sont tournés vers Sotchi et la Russie pour le début des Jeux Olympiques d'hiver, nous vous emmenons un peu plus à l'est, à Kaboul, pour un événement tout aussi important : les élections présidentielles. Ce dimanche 2 février a été lancée la campagne présidentielle afghane, moment historique pour le pays qui entame son premier changement pacifique de dirigeant par un processus démocratique. En effet, Karzaï ne peut constitutionnellement plus se présenter et ce sont donc 11 candidats qui s'affrontent pour lui succéder.
Nous vous proposons donc de faire le point sur les candidats et les principaux enjeux de cette campagne.

Les modalités de l'élection -
Les élections se dérouleront selon un scrutin majoritaire à deux tours, très similaire au modèle français. Un candidat, pour être élu, devra réunir 50 % des votes lors du premier tour, le 5 avril, ce qui est peu probable, ou les deux candidats avec le plus de voix lors de ce premier tour s'affronteront lors d'un second. Celui-ci devra être organisé dans les deux semaines qui suivront l'annonce des résultat. Ce délai pourrait s'avérer problématique. Le décompte des voix est un processus long et complexe, notamment en raison du manque d'infrastructure pour l'acheminement des votes. La Commission Electorale indépendante prévoit cependant un potentiel second tour le 28 mai. Toutefois, le mandat du président Karzaï s'achève le 22 mai.
Le vainqueur de ce second tour occupera donc le poste de président pour les cinq années à venir. À cette occasion, les Afghans éliront également, sur le ticket présidentiel, deux vices présidents chargés de lui succéder en cas d'absence, de démission ou de décès.
Le poste de président est primordial, puisque celui-ci est le commandant en chef des forces armées. Il convoque la Loya Jirga, nomme les ministres et d'autres officiels aux plus hauts échelons de l'Etat, avec l'accord du Parlement. Il promulgue les lois et les décrets judiciaires. Il peut établir des commissions, déclarer l'état d'urgence et organiser un référendum.
ToloTV News se propose de répondre à toutes vos questions sur le mode de scrutin dans une page qui se veut informative et pédagogique sur ces élections.


À ne pas oublier : l'élection des Conseils provinciaux -
Les Afghans éliront également cette année les 34 nouveaux conseils provinciaux. Ces élections, normalement prévues en 2013, ont été repoussées par la Commission Électorale Indépendante pour des raisons budgétaires et sécuritaires.
Ces conseils travaillent avec l'administration provinciale que dirige un gouverneur, désigné par le président. Ils sont également en charge d'élire, parmi leurs membres, un représentant qui siègera à la Meshrano Jirga (chambre haute) pour quatre ans.
Le nombre de sièges est déterminé par la population provinciale, ils comprennent donc entre sept et trente-et-un membres. Des sièges sont réservés aux femmes. Il faut cependant souligner que cette part, au départ fixée à 25 % , a récemment était réduite à 20 %.


Présentation des principaux candidats -
Qui succédera à Karzaï ? 11 candidats sont aujourd'hui en lice et la liste complète est disponible sur le site de la Commission Électorale Indépendante. Voici le portrait de sept d'entre-eux :

     - Abdullah Abdullah
Reuters
Né en 1960 d'un père pachtoune et d'une mère tadjik, cet ophtalmologiste de formation tire sa popularité
auprès de nombreux Afghans de sa résistance à l'invasion soviétique au côté d'Ahmad Shah Massoud. Après la chute du régime taliban, il est nommé Ministre des Affaires Etrangères par Karzaï jusqu'à sa démission en 2005. En 2009, il se présente aux élections présidentielles qu'il dénonce comme frauduleuses au profit de Karzaï. À la différence d'autres candidats, il ne rentre pas au gouvernement et s'installe dans l'opposition, où il a cherché depuis à établir une solide base électorale. En raison de la mosaïque ethnique afghane, Abdullah n'est pas certain de rassembler les votes pachtounes.

    - Ashraf Ghani Ahmadzaï
Ahmad Massoud/Rex
Pachtoune né en 1949, Ashraf Ghani a plutôt un profil de technocrate. Il a travaillé pour la Banque Mondiale et a occupé le poste de Ministre des Finances après 2001. Il a également participé à la campagne de 2009 où il n'a réuni que 3 % des voix. Des sondages effectués au mois de décembre lui attribuent 29 % des voix, en faisant le favori. Même si le président Karzaï s'est pour le moment déclaré neutre et n'a soutenu aucune candidature, Ashraf Ghani est un de ses proches et pourrait donc avoir ses faveurs.
De manière assez surprenante, Ghani s'est allié avec Abdul Rashid Dostum, qui peut rassembler le vote de nombreux Ouzbeks. Cet ancien chef de guerre est notamment accusé de crimes pendant la guerre civile, mais également après 2001, comme lors de la mort de 2 000 prisonniers talibans à l'occasion d'un transfert de la prison de Qala Jangi à Shiberghan. Seule une poignée d'hommes ont survécu au voyage et l'ONG Physician for Human Rights se charge de faire la lumière sur les fosses communes de Dasht-e-Leili. En octobre 2013, Rashid Dostum s'est publiquement excusé pour les victimes de la guerre civile. Ces déclarations uniques ont été reçues de manière mitigée, vues par certain comme une première marque de respect envers les victimes et par d'autres comme une simple manœuvre politique. Ces excuses publiques soulignent également un problème majeur pour le pays : l'absence d'un véritable processus de responsabilisation pour les crimes commis pendant les 35 années de conflit.

   - Qayoum Karzaï
Né en 1957, le frère aîné du président n'a pas à son actif la participation à la résistance, le charisme et la carrière politique de son frère. En effet, plutôt homme d'affaire, Qayoum Karzaï a brièvement été élu au Parlement en 2005 mais forcé de démissionner après que les liste de présence aient été publiées, exposant son absentéisme constant. Même s'il n'est pas garanti du soutien de l'actuel président, il peut tout de même profiter des réseaux que son nom de famille lui ouvre.



   - Nader Naïm
Né en Afghanistan en 1965, le petit fils de l'ancien roi Zahir Shah a été éduqué après le coup d'État de 1973 qui a mis fin à la monarchie. Grâce notamment à son poste de secrétaire auprès de Zahir Shah, il a pu se batîr un solide réseau de contacts pour soutenir sa campagne. Cependant, il se plaint d'être ignoré des médias et le doute plane sur sa capacité à financer une campagne électorale qui promet d'être onéreuse.






- Abdul Rasul Sayyaf
Tolo Tv News
Né en 1946, Abdul Rasul Sayyaf est le candidat le plus controversé de ces élections. Islamiste très conservateur, même s'il s'est opposé aux Taliban, son nom est souvent lié à celui d'Osama Ben Laden et il est accusé de nombreux crimes de guerre. Par le passé, il s'est opposé aux droits des femmes ou a participé à l'adoption d'une loi d’amnistie pour les crimes de guerre. Sayyaf se présente comme la voix de la sagesse et le candidat du rassemblement des factions.
Seul candidat à ne participer au débat télévisé de mardi soir dernier (4 février), Sayyaf a présenté son programme jeudi 6  février, lors d'un meeting public. À l'occasion, il s'est prononcé en faveur du droit des femmes et de la liberté d'expression. Il s'est montré optimiste sur l'évolution de la situation sécuritaire s'il était élu et a déclaré vouloir la signature de l'accord bilatéral de sécurité avec les États-Unis, puisqu'il a été approuvé par la Loya Jirga.
Même s'il semble trop conservateur pour séduire une majorité des électeurs, il s'est allié avec Ismail Khan, chef de guerre puis gouverneur d'Hérat particulièrement populaire mais pas exempt lui non plus de crimes de guerre.

Né en 1942, Zalmaï Rassoul s'est allié avec Ahmad Zia Massoud, frère du défunt et toujours populaire commandant Massoud, et Habiba Surabi, seule femme de ces élections. Ce docteur de formation, ancien élève du lycée Esteqal, francophone, a largement les faveurs de la communauté internationale. Ministre dans le gouvernement Karzaï depuis 2002 (il a démissionné afin de pouvoir être candidat), il n'a cependant été entaché par aucune accusation de corruption. Rassoul s'est prononcé en faveur du droit des femmes, de la liberté d'expression et de l'établissement d'un processus de paix qui n'exclue pas le jugement des crimes de guerre.
Sa candidature a cependant plusieurs faiblesses. Il n'est pas marié, ce qui peut être mal perçu. Bien que Pachtoune, il est persanophone. Toutefois, il est particulièrement proche de Karzaï et pourrait, à l’instar de Ghani, obtenir le soutient du président.

   - Gul Agha Sherzaï
Enfin Gul Agha Sherzaï, né en 1955, connu également par son surnom de "bulldozer", est un ancien commandant moudjahidin. Il a occupé les fonctions de gouverneur, employant, selon une étude de Dipali Mukhopadhay, des ressorts de pouvoir traditionnel et néo-patrimoniale, négligeant la mise en place d'une administration étatique forte. Il a entretenu d'importantes relations avec les Etats-Unis. Il dispose d'une grosse fortune personnelle et d'un fort soutien populaire, obtenu largement grâce cette dernière.


La fraude : un défi majeur -
L'enjeu majeur de cette campagne reste la régularité du scrutin. L'enregistrement des électeurs et surtout l'émission de leurs cartes sont problématiques. Le nombre de personnes en droit de voter est estimé à 12 millions, cependant, c'est aujourd'hui potentiellement 20 millions de cartes d'électeurs qui sont en circulation. Une grande partie de celles-ci ont été émises lors des dernières élections, et 3 autres millions l'ont été l'année dernière, dans le cadre des efforts d'inscription sur les listes de la population. Afin d'éviter les fraudes, la Commission Électorale Indépendante a émise des règles précises et préconise l'utilisation d'encre pour s'assurer d'un seul vote dans un seul bureau, mais le système de contrôle reste faible. Les cartes d'électeurs sont facilement transférables et vendues, les votes représentent donc déjà un marché lucratif. De plus, dans certaines provinces, comme dans celle de Ghor, des groupes paramilitaires sont soupçonnés de détourner les votes, notamment celui des  femmes. Un autre exemple donné est celui d'Hérat, où une campagne officieuse aurait débuté bien avant la date officielle et où le vote s'échange contre un bon repas et la promesse de gains financiers.
Même si la Commission Électorale Indépendante a déclaré, lundi, la mise en place de bureaux provinciaux, cette dernière rencontre des problèmes de financement et de recrutement du personnel. Elle pourrait ainsi ne pas être prête pour les élections.
Enfin même si les budgets de campagne sont légalement limité à 10 millions d'afghanis (environ 129 000 euros), certains candidats pourraient largement dépasser ce montant afin de s'assurer de la victoire.


Premier débat télévisé et activisme de la presse : signe de réussite d'une processus de démocratisation du pays -
Après le lancement de la campagne présidentielle et la décoration des rues de Kaboul avec les affiches des candidats, un premier débat télévisé entre les principaux candidats a été organisé par Tolo Tv le mardi 4 février (pour les persanophones, le débat est disponible sur le site de la chaîne), une première dans l'histoire du pays.
Les candidats lors du débat | Tolo Tv News
Cinq des candidats, Abdullah Abdullah, Ashraf Ghani Ahmadzai, Zalmai Rasoul, Abdul Rahim Wardak et Abdul Qayoum Karzai, étaient debout derrière des pupitres, sur un plateau très moderne, face au présentateur chargé de leur poser des questions tour à tour. Ce format, restransmis à la radio, leur a permis de présenter leur programme, élément particulièrement important dans un pays où le taux d'alphabétisation est encore loin des 100 %. Les candidats n'ont pas pu échanger les uns avec les autres, ce qui a permis d'éviter toute attaque personnelle. Cependant, ils n'ont alors pas eu la chance de se distinguer et l'impression tirée est plutôt celui d'un consensus sur la majorité des questions.

Ce débat est une étape symbolique de l'évolution du pays. La couverture médiatique importante de ces élections semblent aller dans le sens d'une liberté des médias afghans. Leur croissance depuis 2001 est impressionnante : il existe de nombreuses chaines de télévisions, plus de 100 radios et une centaine de journaux. Même si la situation n'est pas parfaite, la liberté de la presse est garantie par la constitution de 2004 et un enjeu majeur est donc de la préserver et d'améliorer encore l'accès à l'information pour les Afghans.

Les préoccupations des Afghans -
Les rassemblements organisés par les candidats, les interviews et surtout le débat télévisé de mardi ont permis de distinguer les principaux thèmes de préoccupation des Afghans pendant cette campagne.

   - La sécurité
Le thème de la sécurité occupe largement cette campagne, déjà entachée par la perte de deux activistes de la campagne de Abdullah Abdullah abattus à Hérat. Il a accaparé une grande partie de l'émission mardi et a fait consensus parmi les candidats. Tous souhaitent voir le pays se stabiliser au plus vite et se sont prononcés pour la signature de l'accord bilatéral de sécurité avec Washington, ce qui est aussi un moyen de se distancier du président Karzaï. Les candidats ont également déclaré vouloir se montrer fermes face aux attaques des insurgés, mais se disent aussi favorables à des négociations de paix avec les Taliban. D'ailleurs, des négociations secrètes auraient été récemment engagées par le gouvernement Karzaï.

   - Le chômage
La situation économique du pays une inquiétude essentielle pour les Afghans, alors que le taux de chômage est aujourd'hui estimée à 25 %, une situation que le départ des troupes et des organisations internationales ne peut que renforcer. Un rapport de l'Organisation Centrale des Statistiques, publié dimanche 2 février, annonce d'ailleurs une détérioration des conditions de vie des Afghans. 36 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et 30 % des Afghans sont en insécurité alimentaire. Le redressement de l'économie et la création de débouchés sur le marché du travail, particulièrement pour les jeunes, seront des défis pour le nouveau gouvernement.

   - La centralisation du pouvoir et la corruption
Une différence notable entre les candidats est leur position face aux institutions politiques. Alors que M. Rassoul a défendu le maintien du régime présidentiel, Abdullah Abdullah s'est prononcé pour une décentralisation du pouvoir et un renforcement des prérogatives du parlement.
Les candidats ont également souhaité une élection transparente et une véritable lutte contre la corruption, que Qayum Karzaï estime d'ailleurs être une priorité. Abdullah Abdullah a déclaré qu'il souhaitait des élections transparentes et sans fraudes, une allusion à peine déguisée à celles de 2009, qu'il avait largement contestées


De nombreux activistes ont dénoncé ce qu'ils estiment être des paroles en l'air, notamment sur le droit des femmes ou la liberté d'expression, et ont  jugé les propositions trop vagues, alors que les positions passées de certains des candidats remettent en cause la crédibilité de leurs déclarations.

Les préoccupations de la communauté internationale -
La communauté internationale est, elle-aussi, particulièrement préoccupée par les questions de sécurité et surtout par la signature des accords internationaux pour le maintien des forces américaines et de l'OTAN sur le terrain. Le refus de Karzaï de les signer et ses déclarations constituent une source majeure de tension, alors les Parlementaires américains semblent s'impatienter. En effet, ces derniers ont déjà réduit de moitié les aides accordées à Kaboul et des Sénateurs ont fait savoir cette semaine qu'ils souhaitent la mise au vote du maintien d'une force américaine en Afghanistan après 2014. La corruption, la gestion du pouvoir et la situation économique restent également au coeur des préoccupations, notamment dans la perspective de l'emploi des fonds internationaux. La défense du droit des femmes et la question des réfugiés restent deux priorités pour la communauté internationale.

Des femmes montrant leurs cartes avant de voter en 2009
|  Banaras Khan/AFP/Getty
   - La défense du droit des femmes
Si la question de la participation des femmes est importante pour les Afghans, la communauté internationale est particulièrement attentive à la question. Jan Kubis, le représentant spécial des Nations Unies, a d'ailleurs déclaré que la participation des femmes au processus électoral était absolument cruciale. Cette participation sera dans de nombreux endroits difficiles et elle risque d'être parfois également faite sous la contrainte.

De plus, les inquiétudes sont renforcées par la nouvelle loi votée par les deux chambres, qui empêche les membres de la famille d'une femme victime de violence de témoigner. Or, la grande majorité des violences commises contre les femmes le sont à l'intérieur de la famille et dans l'espace clos du foyer. Une telle loi pourrait donc remettre en cause celle de 2009, sur la protection des femmes contre les violences, dont l'application est pourtant un critère des aides internationales accordées à l'Afghanistan à Tokyo. Human's Right Watch demande donc désormais à Karzaï de ne pas promulguer la loi et de la renvoyer dans les chambres.

   - Quel avenir pour les réfugiés afghans et leur retour ?
Alors que la Belgique n'a toujours pas réglé la question des réfugiés afghans présents sur son sol et que l'Australie est critiquée pour son attitude vis-à-vis de l'un d'eux, un Hazara de 65 ans qu'elle souhaite renvoyer à Kaboul, leur devenir préoccupe la communauté internationale. Les Afghans composent la communauté de  réfugiés la plus grande au monde et le nombre de déplacés internes est lui aussi particulièrement important. C'est pour ces derniers que la Commission Électorale a prévu des procédures spécifiques de vote. Cependant, celles-ci seront difficiles à mettre en place et ne garantiront pas la participation de ces populations.
Une autre problématique est celle du retour. En raison de l'incertitude politique, les procédures de retour de réfugiés, traitées par l'Agence des Nations Unies pour les Réfugiés, semblent aujourd'hui stagner, même si cet organisme n'a pas observé d'augmentation importante du nombre de demandes d'asile de la part d'Afghans. La situation de ces populations reste précaire et la vie dans les camps, au Pakistan, par exemple, est difficile. Le déroulement des élections présidentielles et leur résultat seront donc décisifs dans la décision de beaucoup de partir ou de rester.
Une question politique importante pour le nouveau gouvernement, à l'échelle nationale mais également pour les conseils provinciaux, est l'intégration des rapatriés au sein des communautés existantes, ce qui, comme le montre le témoignage de Naik Mohammad, n'est pour le moment pas toujours le cas.

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